Cette chronique d’Alicia Marigoh, enseignante de français dans une école néerlandophone bruxelloise a été publiée dans La Libre le 23 novembre 2020
Imaginez ce qui s’ouvre potentiellement pour mes élèves derrière leur maîtrise de plusieurs langues.
Morgen !” est le premier mot que je prononce chaque matin depuis maintenant trois rentrées scolaires. Même s’il s’active en français à mon réveil, une fois arrivé devant le portail de l’école, mon cerveau passe automatiquement en néerlandais.
Sept heures cinquante, les premières conversations entre collègues sont un peu brumeuses mais je comprends tout ce qu’ils disent. Je reconnais désormais leurs manières de parler, leurs accents, leurs façons de rouler les “r” et leurs petits tics de langage. Au fil des années, je m’aperçois que derrière ces habitudes se cachent leur manière de penser et, tout simplement, leur manière d’être qui ils sont. Et peu à peu, en acquérant leur langue, j’ai réalisé que j’apprenais réellement à les connaître, eux.
En tant que francophone, j’ai quelque peu peiné à dompter le néerlandais. J’en connaissais beaucoup de principes théoriques, comprenant souvent mes interlocuteurs tout en étant incapable de formuler quelque réponse cohérente et bien argumentée. Pourtant, dans ma tête résonnaient souvent ces mots : “Je suis bruxelloise, j’ai grandi à Saint-Josse ; comment est-ce possible de ne pas maîtriser une langue alors même qu’elle nous a été apprise durant quatorze – longues – années ? !” Pour devenir bilingue, il faut sortir de sa zone de confort. C’est ce que j’ai choisi de faire en travaillant avec des néerlandophones et en m’immergeant dans cette langue. Je veux les comprendre et – mieux – je veux qu’ils me comprennent.
Ma première année, j’observe beaucoup. Je discute peu. Cette phase d’apprentissage était, quand j’y repense, difficile mais nécessaire. La deuxième année, je tente des blagues. Certaines fonctionnent, d’autres pas vraiment, mais je continue d’essayer ! On me donne de plus en plus de responsabilités qui me font davantage collaborer avec les acteurs de mon école et je me retrouve à devoir me faire comprendre.
Deux ans plus tard, après beaucoup de conversations et de travail avec mes collègues, j’approche enfin de mon objectif. À tel point que, depuis peu, j’ai même quelques expressions de néerlandais qui m’échappent, malgré moi, devant les regards ébahis de mes amis. Mon intégration à l’école se passe bien et j’en prends conscience.
Il faut dire que j’ai de la chance : dans l’établissement où j’enseigne, le plurilinguisme est omniprésent. Mes élèves pratiquent en moyenne quatre à six langues par semaine chez eux et à l’école. Ils ont tellement l’habitude de jongler entre plusieurs langues que, lorsqu’ils s’expriment, j’ai parfois l’impression que celles-ci se battent en duel pour placer le plus de mots possible dans leurs phrases. Même si j’ai parfois le sentiment que cela affecte leur maîtrise des nuances, en travaillant à leur côté, j’ai également saisi l’intérêt que cela représentait pour mes élèves : il s’agit pour eux d’une richesse culturelle inestimable.
Quand je pense à mon expérience professionnelle, je constate que j’ai rencontré des personnes qui évoluent dans une culture différente de la mienne et que je n’aurais jamais pu découvrir autrement. De sorte que j’ai l’impression que j’avais jusque-là ignoré une partie non négligeable des citoyens du pays dans lequel je suis née. Je chéris réellement toutes ces rencontres qui m’ont permis d’abattre les derniers clichés qu’il me restait sur les néerlandophones. Si cette expérience est enrichissante pour moi car elle me permet d’étendre mon champ des possibles, imaginez ce qui s’ouvre potentiellement pour mes élèves. Imaginez le nombre de personnes qu’ils pourraient comprendre et avec lesquelles ils pourraient dialoguer. À leur manière, ces élèves deviendront des messagers, des interprètes et des médiateurs pour la société de demain.