Le slogan Black Lives Matter (BLM) et le mouvement qui y fait référence chamboulent actuellement les Etats-Unis, dans un contexte historique et politique qui leur sont propres.

Arrivés jusqu’à nos frontières européennes, il fait également débat et pose la question suivante : pourquoi se doter d’un slogan ne parlant que des Noirs alors que toutes les vies comptent?!

  1. Est-ce que toutes les maisons comptent ?

Ce dessin de Kris Straub, qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, m’a permis de pouvoir expliquer beaucoup plus facilement à certains de mes amis, pourquoi il était important de pouvoir scander fièrement le slogan BLACK LIVES MATTER.

En effet, cette caricature permet de sortir des tensions liées à ses propres perceptions, elle nous permet de prendre du recul face à nos propres expériences afin de comprendre l’intérêt d’un BLM.

Effectivement, bien que a priori bienveillant, les All Lives Matter (ALM), Human Lives Matter ont pour conséquence d’enlever la lumière qu’on veut mettre sur une population, ici noire.

En tant que citoyen et surtout en tant que professeur, il devrait être important pour nous de pouvoir mettre en lumière un certain temps chaque groupe infériorisé dans notre société, d’entendre les discriminations liées à des positions dans la société (être Noir dans une société de Blancs, être une femme dans une société patriarcale, etc.) et de lutter jusqu’à leur totale disparition.

2. L’argument du « communautarisme »

On reproche souvent aux minorités d’évoluer dans l’entre soi aux dépens des autres groupes de la société.

Concentrons-nous sur nous pour commencer : allumons notre téléphone. Regardons les 5 derniers numéros que nous avons composés. Combien de ces numéros proviennent de personnes faisant partie du même groupe ethnique que nous ? 5 ? 4 ? 3 ? Une majorité tout de même, non ?

Pourrions-nous toutes et tous encore affirmer que cela n’est propre qu’aux minorités maintenant ?

Maintenant que nos certitudes sont un peu ébranlées, continuons.

L’homme est un animal social, comme le disait déjà Aristote : nous fonctionnons (pour la plupart) mieux en groupe. Nous partageons avec nos groupes de référence des valeurs, des pratiques, des codes communs qui régissent une bonne partie de notre vie et nous n’avons jamais eu à nous justifier pour cela. Et si chacun d’entre nous possède des groupes de référence, alors comment peut-on en vouloir aux Noirs, aux Femmes, aux Arabes, aux LGBTQI+, bref aux « Autres » de rester ensemble ?

Dès lors que nous savons cela, nous pouvons arrêter le vieil argument du communautarisme (des Autres).

Ce terme est devenu un mot fourre-tout dans lequel on dénonce le droit (légitime) des gens qui ne nous ressemblent pas de rester entre eux.

Les histoires de communautarisme sont souvent utilisées comme écran de fumée pour cacher des vrais problèmes structurels de notre société où le racisme[1], existe encore bel et bien (discriminations à l’embauche, profilage ethnique[2], neutralité dans l’enseignement supérieur).

3. Remettre en question sa réalité : les situations « normales » et neutres

Le passé a forgé notre société actuelle : grandes découvertes, colonisations, décolonisations, mondialisation, besoin de main d’œuvre étrangère peu couteuse, imposition du modèle sociétal occidental comme référence dans le monde entier, guerres, migrations économiques et climatiques, bref, la mixité n’est pas arrivée par hasard.

Depuis longtemps, nous avons appris à conceptualiser tout ce qui existe sur Terre dans des cases, que nous rangeons mentalement, et que nous classons. Nous classons tout: les végétaux, les animaux et même les Hommes.

Comme j’ai tenté de le démontrer précédemment, nous faisons tous partie de plusieurs groupes en fonction de nos intérêts : me concernant, je me sentirai tantôt du groupe des Femmes lorsque je penserai à comment m’habiller lorsqu’il fait 35°, tantôt du groupe des « Profs » à l’idée de pouvoir finir cette année scolaire plus que perturbante.

Chaque groupe est relié aux autres dans un système hiérarchique : les uns dépendent des autres et les autres des uns de sorte que, de manière assez logique, ceux qui ont des avantages en ont notamment parce que d’autres n’en ont pas.

Aucune situation n’est normale ou neutre. Chacun vit une réalité différente en fonction du groupe dans lequel il se pense appartenir et en fonction de la manière dont ce groupe est perçu dans la société.
Le profilage ethnique de la police, les situations de viols en rue ou de violences homophobes dans l’espace publique montrent bien comme l’espace publique n’est ni « normal » ni neutre.

Comment peut-on encore croire le contraire si ce n’est en postulant que ses propres privilèges (ne pas être Noir, ne pas être une femme, ne pas être gay) sont neutres et « normaux » ?

Il est désormais crucial de pouvoir se détacher de ses propres expériences « normales ». Il est désormais obligatoire que chacun se rende compte des réalités des Autres.

Et c’est souvent là que le débat se crispe…. Lorsqu’on veut mettre en évidence les discriminations spécifiques liées à un groupe social souvent dominé, le groupe dominant se sent en danger.

On voudrait appeler le Féminisme de l’Humanisme de peur qu’il invisibilise les hommes, on voudrait crier All Lives Matter au lieu de Black Lives Matter, pour éviter le communautarisme (qui n’est pas l’apanage des Noirs, nous le savons désormais).

Lorsqu’un groupe est privilégié, il a peur que la mise en évidence des situations des Autres – et le gain de droits sociaux qui en découle – entre en concurrence avec ses propres acquis. Mais c’est un fait aujourd’hui, les Noirs sont traités différemment dans la société uniquement parce qu’ils sont Noirs.
Ceux qui ne comprennent pas ça sont naïfs (mais aussi chanceux) parce que cela veut dire qu’ils n’ont jamais dû se rendre compte de leurs privilèges quotidiens.

Et c’est bien parce qu’il est extrêmement difficile de remettre en question ses propres pratiques, ses propres privilèges en tant que groupe non-discriminé que le débat ALM a vu le jour.

Cependant, les derniers événements qui ont suscité tant d’émoi et de réactions dans le monde entier concernent en premier lieu les Noirs. Pourquoi refuser d’en parler ? Qu’est-ce qui nous touche tant pour avoir peur d’utiliser ces mots ? Les mots ont un sens aussi politique et refuser de les utiliser ne fera jamais rien avancer.

Comment lutter contre le profilage ethnique si on est blanc, qu’on respecte la loi et qu’on n’a jamais été contrôlé ? Comment ne pas croire que ceux qui sont contrôlés le sont parce qu’ils commettent des crimes condamnables ?

Comment lutter contre le sexisme ordinaire quand on est un homme, qu’on peut marcher tranquillement à toute heure de la journée sans être dérangé ?

Ma solution de départ, c’est d’écouter les Autres. En leur laissant de la place dans les médias, dans l’espace publique et dans les zones de pouvoir.

En arrêtant de minimiser (voire d’inférioriser) ceux qui ne sont pas comme Nous. En conférant de la légitimité à leurs paroles et à leurs actes, pour commencer.

4. En tant que professeur, que pouvons-nous faire ?

Nous ne sommes pas exclusivement des voix qui apprenons aux autres : nos élèves ont énormément de choses à nous apprendre. Nous devons pouvoir faire un pas de côté pour mettre en lumière les histoires de nos élèves et leurs points de vue sur les inégalités qui persistent. Nous devons nous battre pour que leur histoire soit enseignée dans nos classes, pour qu’ils sachent d’où ils viennent et comment certaines choses continuent de persister dans nos sociétés.

Certaines écoles dans lesquelles nous travaillons sont souvent le résultat des effets de relégation qui ont regroupé toute une partie de la population (souvent de classe populaire et étrangère) pour la former à des métiers peu valorisés et souvent subalternes. Ces élèves auront dès lors peu de chances d’accéder à des zones concrètes de pouvoir et leurs compétences seront souvent minimisées.

Ajoutons à cela notre système d’enseignement qui continue de valoriser des codes, des normes, des valeurs partagées collectivement et majoritairement par des « blancs éduqués » aux ressources financières, culturelles, sociales et symboliques non-négligeables. N’y voyons là aucun jugement, juste un constat dressé depuis des années en socio-anthropologie.

De notre côté, en tant que professeur, nous ne réalisons pas toujours que nous faisons également partie de plusieurs groupes privilégiés et qu’en tant que tels, il est de notre devoir de pouvoir aménager nos salles de classe et nos 50 minutes de cours pour nos élèves. Il est de notre devoir d’enlever tout malaise face au BLM en expliquant à nos élèves, à nos familles et à nos amis l’importance de pouvoir crier ce slogan et l’importance de pouvoir dénoncer les injustices subies par certaines minorités. Après l’école, nos élèves feront souvent partie de pans entiers de la société qu’on ne montre pas – ou seulement dans un contexte négatif – et qu’on n’écoute pas. A nous de pouvoir leur donner une place en premier lieu dans nos classes, ensuite dans nos esprits et enfin dans la société que nous voulons construire avec eux.

Mais avant d’écouter nos élèves, renseignons-nous, soyons prêts à aborder la question avec nos élèves, amenons le débat dans nos classes et faisons enfin bouger les choses.

A ce sujet, je vous conseille la littérature socio-anthropologique accessible partout : Bourdieu & Passeron, Angela Davis, Stéphane Beaud, Mirelle-Tsheusi Robert, Edouard Saïd, Nouria Ouali, et beaucoup d’autres.

Ce texte a été rédigé par Alicia Marigoh Ndibo, enseignante de français en Communauté flamande.


[1] La comparaison fonctionne également avec l’homophobie, le sexisme, la transphobie qui sont présents dans nos institutions et nos espaces publiques.

[2] https://www.amnesty.be/campagne/discrimination/autres-thematiques/article/police-et-profilage-ethnique-en-belgique

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